King of Tokyo Duel : Carnet de développeur, par Richard Garfield
IELLO m’a demandé pour la première fois une version deux joueurs de King of Tokyo en 2020. C’était une idée que j’avais trouvée immédiatement séduisante : il n’y avait en effet aucune raison pour que la formule des lancers de dés avec des baffes, des points de victoire et des cartes spéciales ne fonctionne pas bien à deux joueurs, mais c’était pourtant peu convaincant avec King of Tokyo. King of Tokyo a justement été imaginé de manière à ce que le combat fonctionne bien pour 3 joueurs ou plus ; où vous n’avez pas beaucoup de contrôle sur les monstres que vous attaquez, mais où vous avez toujours le choix de vous mettre en danger ou non. Avec un jeu à 2 joueurs, ces subtilités de développement étaient limitées, et cela ne fonctionnait pas vraiment.
Les faces des dés :
Décider des faces des dés fut amusant. Je savais que je voulais conserver l’énergie, les cœurs et les baffes. Dans King of Tokyo, les faces restantes sont 1, 2, 3, avec lesquelles on marque des points de victoire. J’ai décidé que je voulais un peu plus de structure pour cette partie de création et j’ai opté pour une piste de Destruction et une piste de Gloire pour lesquelles on se livre une lutte acharnée. Tirer l’une d’entre elles jusqu’à son extrémité, ou être présent sur les deux de manière significative, constituent les deux moyens de gagner sans combattre. Il restait donc une face de dé, que j’ai décidé de consacrer aux pouvoirs spéciaux des monstres.
La rivière de cartes :
Au début, la rivière fonctionnait comme dans King of Tokyo, mais j’ai vite décidé que je voulais voir davantage de cartes dans le jeu. Dans King of Tokyo, j’avais l’habitude de penser que les joueurs avaient trois stratégies ouvertes à eux – le combat, les points de victoire ou l’énergie – et je voulais que les adversaires puissent réussir sans être obligés d’emprunter une voie en particulier. Les joueurs peuvent quasiment ignorer les cartes s’ils le souhaitent, et ils peuvent très bien gagner ainsi. Lorsqu’ils jouent de cette manière, les cartes ont généralement tout de même un impact sur le jeu par l’intermédiaire des achats des autres joueurs. Les cartes apportent de la variété et des situations intéressantes, mais il n’y a pas de raison que chacun soit obligé de s’engager dans cette stratégie. A deux joueurs, le jeu semblait un peu creux quand aucun des adversaires ne prenait de cartes.
À cette fin, j’ai ajouté un emplacement où le coût de la carte est réduit, pour que son achat soit une opportunité. C’était amusant et cela a permis de créer une nouvelle dynamique, mais cela n’allait pas assez loin. Aussi intéressante soit-elle, la réduction d’1 cube énergie n’était pas suffisante pour encourager l’ensemble des joueurs à acheter des cartes. Si elle avait été plus intéressante, cette réduction de coût aurait de toute façon trop dominé le jeu, et je ne pouvais pas vraiment résoudre le problème avec cette solution. En revanche, donner aux joueurs un cube énergie lors des tours où ils n’achètent rien fut une réponse pertinente. Grâce à cela, même les joueurs qui ignorent complètement l’énergie finissent par en accumuler suffisamment pour faire des achats. Ne rien acheter à son tour ouvre donc de nouvelles possibilités de gestion de l’énergie. Acheter plusieurs cartes au cours d’un même tour, puis accumuler ensuite de l’énergie pour une prochaine vague d’achats devient soudain une stratégie viable et amusante à jouer. Si j’avais eu en premier l’idée de gagner de l’énergie pendant les tours sans achat, je n’aurais probablement pas ajouté l’emplacement pour la remise, car cela résolvait déjà mon problème. Cependant, comme je jouais déjà avec cet emplacement, j’ai trouvé que le système se combinait bien et que cela favorisait des tours à achats multiples, toujours intéressants. En général, je considère que les jeux ont un seuil de complexité, et les mécaniques supplémentaires comme celles-ci doivent apporter beaucoup à l’expérience de jeu pour valoir la peine d’être ajoutées. La valeur ludique que le système combiné apportait était cependant excellente, alors j’ai conservé les deux mécaniques de jeu.
Équilibrage :
Il a été difficile de trouver les bonnes forces relatives pour les monstres. L’un de mes objectifs en matière de conception est de ne pas « suréquilibrer » le jeu, c’est-à-dire d’obtenir un équilibre pour un groupe restreint de bons joueurs plutôt que pour un public de joueurs plus large. Mon illustration préférée de ce concept vient d’un jeu vidéo que j’ai réalisé il y a de nombreuses années (avec Alexey Stankovich et Skaff Elias), Spectromancer. Dans Spectromancer, il y avait une classe gratuite, le Clerc, qui était largement rejetée comme étant trop faible. Nous nous attendions à cette réaction de la part des joueurs, mais nous avions sélectionnée cette Classe parce qu’elle était flexible et qu’elle permettait d’appréhender de nombreux aspects différents du jeu. De l’autre côté, il y avait le Nécromancien, dont tout le monde pensait qu’il était cheaté. La question de l’équilibrage revient TOUT le temps dans les jeux, mais c’était la première fois que j’étais en mesure de vérifier les statistiques, et elles racontaient une histoire intéressante. Le Clerc était « faible »… pour les débutants. En fait, il avait un taux de victoire de 55 % pour les joueurs experts ! De même, le Nécromancien était surpuissant pour les débutants, mais il était à peu près à égalité pour les intermédiaires, et pour les experts, c’était un taux de victoire de 45%.
Il aurait pu nous sembler logique d’affaiblir encore le Clerc et de renforcer le Nécromancien afin qu’ils soient tous deux équilibrés pour les joueurs de haut niveau. Mais cette approche aurait pour résultat de créer une expérience de jeu décevante pour les débutants et les intermédiaires, et de renforcer leurs convictions sur le « mauvais » équilibrage de ces personnages. A l’inverse, suivre leurs recommandations aurait entaché l’expérience de jeu des experts. En l’état, sur 6 classes, il y en avait au moins 2 qui favorisaient les débutants, les intermédiaires et les experts – et toutes les classes étaient idéales pour l’un de ces groupes de joueurs ; j’ai pensé que nous ne pouvions vraiment pas faire mieux que cela. Et nous avons eu de la chance, car nous n’avions pas conçu le jeu dans ce but.
Tous ceux qui ont joué à King of Tokyo Duel comprendront à quel point c’est pertinent. Tous les monstres ont en effet été vus sous cet angle. Celui qui a attiré le plus d’attention est Mekkadragon, car son pouvoir est très basique : les faces spéciales sont multipliées par les faces de baffes. Ainsi, 3 baffes et 2 faces spéciales donnent 6 attaques ! Au début, cela semblait fou, et nos parties se sont parfois terminées par des éliminations rapides – mais plus nous jouions et adaptions notre stratégie aux pouvoirs de nos adversaires, moins cela semblait surpuissant. En fin de compte, il ressemblait au Nécromancien de Spectromancer ; il était idéal pour les débutants, parce que leurs adversaires ne savaient pas comment le gérer; mais il n’était pas si extraordinaire pour quelqu’un qui maîtrise le jeu. Bien sûr, il gagne parfois des parties de manière expéditive, et cela peut rester en mémoire. Avec un jeu comme celui-ci, je vise à ce que le meilleur joueur gagne peut-être 70 % du temps, et non 95 % du temps.
Sommes-nous arrivés au bon niveau ? Nous avons analysé le succès pour différents niveaux de joueurs et, comme pour Spectromancer, tous les pouvoirs ont été optimisés pour un certain public, et aucun permettant un ratio de victoires, selon mon estimation, hors limites. Il est possible, bien sûr, qu’avec une communauté plus large, nous découvrions qu’il y a des groupes de joueurs que nous n’avons pas pris en compte, et le temps nous dira si nous devons adapter des éléments. Les jeux s’ouvrent souvent à des modes plus accessibles ou plus exigeants – selon les demandes de la communauté – parfois indépendamment de l’éditeur.
Durée des parties :
Il est apparu très tôt que King of Tokyo Duel était parfois très rapide à jouer. J’ai commencé à considérer qu’il ressemblait plus à une main de cartes qu’à une partie de cartes. Vous avez parfois des mains heureuses, mais elles ont tendance à s’annuler sur la durée complète d’une partie. La durée variable des parties de King of Tokyo Duel est devenue – pour moi – l’un de ses charmes. Lorsque j’y joue, j’ai pris l’habitude de le faire sur un format « best of 5 » [il faut remporter trois victoires pour gagner]. Cela me donne généralement une expérience satisfaisante, mais les parties parfois plus longues sont telles qu’il n’est pas possible d’en faire un mode de jeu standard. Cela interrogerait les gens de voir « 90 minutes » sur la boîte. Mais si vous appréciez le jeu, vous réaliserez probablement que cette façon de jouer vaut largement le détour.
Les jetons Buzz :
Les jetons Buzz ont été suggérés par Max-Tobias Walter, excellent Chef de Projet chez IELLO. L’idée de construire une sorte de paysage urbain, avec des ponts et des bâtiments, a en effet été évoquée. C’était une bonne idée, qui ajoutait beaucoup au jeu. Mon seul reproche, en fin de compte, concerne les icônes de monstres sur les jetons Buzz : je pense que le jeu aurait été encore meilleur s’il y avait eu des lettres, des noms ou des icônes claires – comme la silhouette d’une tour. Je ne blâme pas IELLO pour autant, ils me permettent de tout vérifier, c’est donc autant ma responsabilité que la leur.
Illustrations et conception graphique :
Les illustrations de Quentin Regnes et la conception graphique de Vincent Mougenot sont remarquables. On y retrouve un parfait mélange d’excitation et d’espèglerie, exactement ce que je recherche dans les jeux riches en retournements de situation, comme celui-ci. Le style inspiré de l’univers pulp fonctionne vraiment à merveille pour moi.
Richard Garfield
(Ce carnet de développeur est la traduction d’un post de Richard Garfield sur le site BoardGame Geek : https://boardgamegeek.com/thread/3421628/design-notes-for-kot-duel)