C’est quoi… le Draft ?
Et puis je suis revenu. On aurait pu croire que cette rencontre inattendue de la semaine dernière m’aurait servi de leçon, mais cela m’avait semblé tellement déroutant que je n’avais pu m’empêcher de retourner à la boutique. C’est donc juste avant la fermeture, comme la dernière fois, que j’avais ouvert prudemment la porte. Je reconnus aussitôt le délicat tintement de la clochette, et je pris le temps de laisser mes yeux s’habituer à la pénombre ambiante. Cette échoppe était vraiment une caverne pleine de surprises, avec des étagères garnies de boîtes plus intrigantes les unes que les autres.
« Bonjour Gauvain ! Pile à l’heure ! »
Le vendeur était apparu dans mon dos sans bruit, comme s’il s’était téléporté d’une salle voisine. J’aurais dû trouver ça crispant, mais le timbre de voix de ce type avait un côté tellement doux et chaleureux que je me sentis aussitôt en terrain connu. Bon, d’accord, il avait toujours son katana à tête de dragon à la ceinture, mais il le portait sans animosité, voyez.
« Bonjour m’sieur. Vous saviez que j’allais venir ? répondis-je avant même de penser à lui rappeler que je me prénommais Ethan.
Il haussa les épaules et sourit pour toute réponse, avant de se caler, comme la dernière fois, derrière son comptoir.
« Bien sûr, je t’attendais. »
Il plongea sous le comptoir et en sortit une théière fumante ainsi que deux tasses qu’il posa sur le comptoir.
« Quelle est ta question, aujourd’hui ? »
Sur le coup je me trouvai bête.
– Euh… je ne sais pas. Difficile de choisir… D’ailleurs, comment font vos clients pour choisir entre tous ces jeux ?
Il versa le thé dans les tasses avec une délicatesse infinie avant de me répondre avec douceur.
– Ah, le choix. Toujours difficile. Beaucoup de jeux. Beaucoup de choix. C’est compliqué, de choisir, de sélectionner, de renoncer… Du coup on drafte les jeux.
– Vous quoi ?
– On drafte. Je drafte, tu draftes, il drafte… Nous draftons.
– Vous draftez ?
– Oui Gauvain, c’est cela.
– Mais c’est quoi, le draft ?
– Ah ! Tu as trouvé ta question !
L’art du choix
Le vendeur me tendit une tasse que j’acceptai par pure politesse.
– Le Draft, Gauvain, c’est une mécanique de jeu palpitante qui consiste à faire son choix parmi une sélection imposée, et de laisser aux adversaires le reliquat.
– Dequidequoidequand ?
– En gros tu as une main de cartes, tu prends ce qui t’intéresse dedans, et tu laisses les autres à tes adversaires.
– Ils récupèrent ce qui ne m’intéresse pas ?
– Oui. Mais tu récupères aussi ce qui ne les intéresse pas, eux.
– Je ne suis pas sûr de bien comprendre, dis-je en lui tendant ma tasse vide. Le thé était délicieux.
Le vendeur se frotta le menton un instant avant de me resservir.
– Imagine que tu sois à une table de 5 joueurs et que chaque joueur ait une main de 5 cartes. Chaque joueur choisit une carte, la pose devant lui, et passe les 4 restantes à son voisin de droite.
– Ah ! À chaque tour de jeu, je vais donc choisir une carte dans une main qui contient de moins en moins de cartes.
– Tout à fait. Tu auras bel et bien choisi tes cartes, mais dans ce qui aura été rejeté par tes adversaires.
– D’accord… mais pourquoi ?
Le vendeur haussa un sourcil interrogateur tout en me tendant la tasse de thé.
– Pourquoi quoi, Gauvain ?
– Je veux dire, pourquoi on fait ça ? C’est bien plus complexe que de piocher 5 cartes, non ?
L’homme eut le sourire d’un prof de sport toulousain qui va enfin cesser les cours de gym au sol pour passer au rugby.
– En fait il y a deux arguments stratégiques dans le draft que tu n’as pas dans la pioche. Le premier c’est que tu choisis tes cartes, tu as donc moyen d’influencer le hasard « brut » et que tu peux donc élaborer une stratégie d’association d’effets au fur et à mesure que tu constitues ta main finale.
– D’accord, je comprends.
– Mais le second avantage, et le plus sournois, c’est que pendant la phase de draft, tu vois l’ensemble des cartes qui sont partagées. Tu ne sais bien sûr pas forcément ce que les autres ont décidé de prendre, mais tu as vu l’essentiel des cartes du jeu passer devant toi. Donc tu as une petite idée de ce qui va t’attendre pour les tours à venir.
– Ah je vois. On ne saura pas forcément d’où le coup va venir, mais on aura une idée de ce qui se trame…
– Eh oui !
Le grand monde du Draft
Je posai ma tasse sur le comptoir en tentant d’évaluer la portée d’une mécanique aussi ingénieuse.
– Et le Draft, ce n’est que pour le jeu de cartes, du coup ?
– Oh non ! C’est un principe que l’on retrouve dans de nombreux autres jeux ! On peut drafter des dinosaures, des vitraux de cathédrale, des oiseaux, du carrelage… Le principe s’adapte à tout ce que l’on peut partager pour créer une collection. Donc des cartes, des tuiles, des figurines, des dés : le principe peut s’appliquer à de nombreux supports !
– Doit y avoir beaucoup de jeux de draft, donc ?
– On pourrait le croire.
– Vous recommencez.
– Pardon, Gauvain.
– Ethan m’sieur.
– Ce que je veux dire, c’est qu’on retrouve DU draft dans énormément de jeux, mais il s’agit parfois d’une simple mécanique parmi plusieurs autres et qu’elle n’est pas forcément l’essence même du jeu.
Draftons !
– Donc vos clients font comme ça ? Ils prennent une pile de jeux, se la passent et repartent chacun avec une sélection.
– Oui, plutôt malin, hein ?
– C’est original en tout cas !
– Si je veux découvrir le draft, vous me conseillez quoi ?
– À titre perso j’aime beaucoup Bunny Kingdom pour faire tourner cette mécanique de jeu. Le draft y est essentiel, et ouvre sur un jeu de placement tout à fait passionnant.
– Sympa !
– Et mon p’ti n’veu de 5 ans, il peut drafter, aussi ?
– Ah oui, bien sûr ! Hop, Little Battle, chez LOKI, c’est un jeu de bataille en mode draft. On commence par se constituer un équipage en draftant, et ensuite on l’envoie à l’assaut de coffres au trésor. C’est très malin, et on comprend immédiatement l’avantage du draft par rapport à une simple pioche.
– C’est bien sympa, dites-moi. Maintenant une dernière question.
– Oui Gauvain ?
– Vous avez des gâteaux, pour aller avec le thé ?
– Tiens je t’en donne deux. Choisis-en un.